19/09/2023
Le projet de loi « anti-casseurs » est un projet « anti-manifs »
Le gouvernement a adopté un projet de loi qui permettrait aux juges de priver du droit de participer à un « rassemblement revendicatif », pendant trois ans, toute personne ayant fait usage de violence ou causé des dommages lors d’un rassemblement. A l’heure d’écrire ces lignes, il doit encore être soumis au Parlement.
L'opposition à ce projet de loi est remarquablement large : la Ligue des droits humains, l'Institut fédéral des droits humains, le Conseil supérieur de la Justice, l'Ordre des Barreaux flamands, les syndicats, 11.11.11, Greenpeace… Fin juin, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour demander au ministre Van Quickenborne le retrait pur et simple de ce projet qui menace le droit fondamental à l’action collective.
Il ne s’agit malheureusement pas de la première atteinte au droit de manifester. Sur la base de la circulaire « Verlinden » du 25/08/2022, les bourgmestres peuvent déjà prendre des mesures d’interdiction individuelle et préventive de manifestation. L’exercice de droits fondamentaux, telle que la liberté de manifestation, se trouve ainsi soumise à l’arbitraire du bourgmestre, sans les garanties minimales offertes par un procès en bonne et due forme (droit à la défense…). Cette situation rend cette circulaire difficile à appliquer. Le projet de loi de Van Quickenborne ne supprime pas cette circulaire, mais crée un cadre pour permettre aux juges de prendre le même type de mesures.
Le projet n’aura aucun effet sur la présence ou les actions d’éventuels « casseurs »
Officiellement, ce projet de loi vise à permettre d’interdire aux « casseurs » de participer à des manifestations. Les politiciens se contentent de rappeler les images des pillages de magasins à Ixelles après la manifestation anti-raciste « Georges Floyd » ou des actes des « black blocs » dans les centres-villes, sans produire aucun aperçu statistique. En réalité, ces évocations servent de prétexte pour viser, beaucoup plus largement, tout type de manifestants, d’activistes ou de syndicalistes. Le Code pénal permet depuis longtemps de poursuivre et de condamner les « casseurs », notamment en leur imposant un bracelet électronique pour contrôler leurs déplacements. Ce n’est pas cette nouvelle mesure qui empêchera les personnes qui ont l’intention de « casser », de passer à l’acte.
Les actions pacifiques des syndicats et du monde associatif ne sont pas protégées
La panoplie des faits pouvant donner lieu à une interdiction de manifester est potentiellement très large. Dans le passé, comme le constate le cabinet d’avocats Progress Lawyers Network, des activistes ont été poursuivis :
- pour avoir distribué des tracts au Parlement européen contre les eurocrates et leurs salaires trop élevés (mobile de haine contre les personnes en raison de leur patrimoine) ;
- pour menaces et dégradations pour avoir collé des affiches contre les gros propriétaires immobiliers qui maintiennent les loyers trop élevés (mobile de haine contre les personnes en raison de leur patrimoine) ;
- pour tentative d’incendie pour avoir lancé des feux d’artifices devant le centre fermé pour étrangers « 127bis ».
Un juge est allé jusqu’à condamner des activistes pour dégradation pour avoir lancé de la peinture à l’eau sur un bâtiment appartenant à une multinationale ultra-polluante ! Cette nouvelle peine d’interdiction de manifester vise bien à criminaliser encore un peu plus les mouvements sociaux. Si l’on poursuit dans cette voie, des syndicalistes pourraient être condamnés pour avoir brûlé des palettes sur un piquet de grève (même en l’absence de risque réel pour la sécurité publique), ou pour avoir bloqué ou ralenti des camions de livraison de denrées périssables durant quelques heures (comme cela s’est fait dans le cadre du conflit chez Delhaize). Qu’est-ce qui empêcherait des employeurs de cibler des militants et permanents syndicaux, en multipliant les plaintes à leur encontre en vue de tenter de les faire condamner à une interdiction de rassemblement sur tout le territoire belge et pour plusieurs années ? Nombreux sont les employeurs qui agissent déjà aujourd’hui, par d’autres voies, pour tenter d’étouffer l’action syndicale.
Les piquets de grève ne sont pas protégés
Les partis du gouvernement nous assurent que l’interdiction de participer à un rassemblement ne pourra jamais donner lieu à une interdiction de grève. Encore faut-il s’entendre sur la notion de grève ! Selon nous, les piquets de grève pacifiques font partie intégrante du droit de grève. Mais nous constatons que lorsque des piquets empêchent, par exemple, des clients ou des fournisseurs d’entrer dans les bâtiments de l’entreprise, les juges interdisent ces piquets, et le Parquet envoie la police sur place pour repousser les grévistes et constater les infractions éventuelles. Des peines qui reviendraient à interdire à des syndicalistes ou à des activistes de participer à des piquets de grève pourraient-elles être infligées ? Rien ne nous garantit le contraire, puisque cela dépendra de l’appréciation du juge.
Les juges confrontés aux actions collectives penchent souvent en faveur des droits des détenteurs de pouvoir
En théorie, le juge devra « mettre en balance » la gravité des faits et l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux que l’interdiction de manifester entraîne. Il y a tout de même de quoi s’inquiéter à cet égard, car que constatons-nous dans le cadre des derniers grands mouvements de grève (en particulier dans le secteur du Commerce) ? Les juges confrontés à des piquets de grève perturbant le fonctionnement de l’entreprise font systématiquement pencher la balance du côté du droit de propriété et de la liberté d’entreprise, plutôt que du côté du droit de grève. Pour ces juges, le droit de l’employeur de faire fonctionner normalement son entreprise, le droit des clients de faire leurs courses dans les magasins de leur choix sont des droits plus importants que le droit des travailleurs de défendre les améliorations de leurs conditions de travail qu’ils ont conquises au fil du temps.
Les droits de tous les manifestants sont menacés
Comme le dénonce l’Institut fédéral des droits humains, pour savoir si des personnes interdites de manifester sont néanmoins présentes à une manifestation, les autres participants doivent également être contrôlés, par exemple par le biais d'un contrôle d'identité ou d'un système de reconnaissance faciale. N’est-ce pas une violation du droit au respect de la vie privée ? Ce contrôle « tous azimuts » n’aura-t-il pas pour effet de dissuader les gens d'exercer leur liberté de manifester ? Comme l’exprime Hannah Ghulam Farag, permanente ACV Puls, dans une carte blanche publiée le 14/07 dans le journal De Standaard : « Existe-t-il un ” bon “ ou un ” mauvais “ manifestant ? Qui décide de cette classification entre les personnes et dans quel but ? Pourquoi ne vouloir s'attaquer qu'aux manifestations de rue violentes, et non à la violence structurelle qui s’opère proprement et tranquillement, comme la fraude fiscale ou l'évasion fiscale ? Criminaliser la contestation est une méthode éprouvée pour neutraliser les opinions critiques. En leur apposant l’étiquette de criminelles, on sape la légitimité des actions. Après tout, qui se fierait aux avis donnés par des “ fauteurs de troubles ” ? Les libéraux aiment diviser le monde entre pays ” autoritaires “ et “ démocratiques ”. Mais dans quel type de société vivons-nous si le fait de coller une affiche criminalise immédiatement votre message politique ? »1
Les racines de la contestation sociale sont connues : la hausse des prix, la précarisation des conditions de travail, l’aggravation de la crise écologique, l’augmentation des inégalités, l’affaiblissement du peu de pouvoir des travailleurs et de leurs représentants dans les entreprises et dans la société, etc. Le gouvernement, au lieu de prendre ces besoins sociaux à bras le corps, sacralise la propriété privée.
L’Etat revendique le monopole de la violence légitime. Mais lorsque les déclarations politiques et les discours médiatiques ne convainquent plus, lorsque le consentement d’une partie de la population vis-à-vis des décisions politiques diminue ou « casse », les gouvernements ne résistent pas longtemps aux sirènes de la répression. L’action collective n’en devient que plus importante. Sans action collective, nous n’aurions ni le droit de vote, ni le droit à la Sécurité sociale. Sans action collective, nous ne pourrons pas construire le rapport de force nécessaire pour faire face au pouvoir de l’argent et pour affronter les crises économiques, sociales et écologiques de notre temps. Pour l’avenir des travailleurs, et pour un monde meilleur, même si les puissants ne le veulent pas, nous serons là !
Jean-François Libotte
1 Traduction libre