"Syndicat" rime-t-il avec "démocratie" ?

En cette année d’élections sociales, la question de la place des syndicats dans notre société sera à l’avant-plan. Contestée par les uns, louée par les autres, cette place fait débat. Comment s’articulent les organisations de travailleurs et les institutions publiques et privées ? Que nous apprend la place dévolue aux syndicats sur la vitalité de notre système démocratique ?
Selon Abraham Lincoln, la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple »1. Ceci se concrétise souvent par l’élection de représentants au suffrage universel. Cela concerne les institutions publiques (démocratie politique) mais peut aussi intéresser toute organisation humaine, du comité de quartier à l’ONG en passant par votre syndicat et votre entreprise. La démocratie dans l’entreprise (démocratie économique) requerrait que le conseil d’administration travaille avec la légitimité et dans l’intérêt des parties prenantes (travailleurs, investisseurs ou pouvoirs subsidiants, consommateurs ou usagers). Il va sans dire que cela n’existe pas puisque la règle est que l’entreprise tourne au profit des actionnaires et investisseurs (sauf dans les coopératives, mais cela reste marginal). Passons tout ceci en revue.
Démocratie économique
Quelle est la juste place des syndicats dans la démocratie économique ? En système capitaliste, l’entreprise est dirigée par son propriétaire (ou ses fondateurs pour les ASBL) et un pouvoir informel est exercé par les investisseurs (ou le pouvoir subsidiant dans le Non Marchand). Les employés, absents des organes de décision, sont donc dépourvus de voix au chapitre. Par ailleurs, ces travailleurs ont dû conclure un contrat de travail dont la spécificité est le lien de subordination. Le rapport hiérarchique d’obéissance et le manque de pouvoir de décision font de l’entreprise le lieu d’une tyrannie2. Ceci est d’autant plus problématique que dirigeants et travailleurs présentent des intérêts divergents : les premiers doivent dégager des marges excédentaires et/ou bénéficiaires tandis que les seconds désirent les meilleures conditions de travail et de rémunération possibles.
Pour résister au pouvoir patronal et promouvoir leurs intérêts, les employés n’ont pas d’autre choix que de s’unir et lutter. Le développement des syndicats et des actions collectives (grèves, blocages, etc.) est donc consubstantiel aux structures des entreprises. L’activité syndicale n’est pas le signe d’un dysfonctionnement ponctuel mais bien la condition de possibilité de l’écoute des travailleurs et de leurs revendications. Sans elle, l’entreprise exploiterait ses « ressources humaines ». Les luttes des travailleurs ont ainsi permis de bâtir la protection des personnes au travail, la Sécurité sociale et des organes paritaires où syndicats et patronat créent du droit social. Ces luttes ont mené à la reconnaissance des syndicats comme interlocuteurs légitimes et à pallier l’absence de démocratie économique.
Les critiques actuelles sur les syndicats visent généralement deux choses : d’une part, les relations de travail ne sont plus ce qu’elles étaient au XIXe siècle, d’autre part, ils ont perdu leur raison d’être puisqu’ils ont atteint leurs objectifs. Outre que ces conquêtes sociales ne sont pas intangibles, c’est surtout sans compter que les circonstances qui ont vu les syndicats émerger persistent aujourd’hui. Les entreprises conservent des structures antidémocratiques d’un rare archaïsme. Les syndicats demeurent donc nécessaires dans les entreprises.
Démocratie politique
Du côté de la démocratie politique, expliquer la place des syndicats requiert un détour par le philosophe Alexis de Tocqueville3. Selon lui, les régimes démocratiques sont le fruit et façonnent des sociétés où les individus sont égaux et libres, l’exercice du pouvoir y est délégué à une poignée de représentants élus et les possibilités d’émancipation individuelle sont immenses. Par contre, ce contexte favorise la dépolitisation et le désintérêt des citoyens pour les questions collectives, au profit de leur épanouissement dans leurs sphères individuelles. La sphère publique est alors délaissée, ce qui incite l’État à s’immiscer partout et à se mêler de tous les sujets4. Tocqueville appelle « despotisme doux » cette tendance de la démocratie à laisser l’État prendre trop de place. Le pouvoir des autorités publiques sur l’individu isolé est alors total et la capacité de résistance citoyenne en cas de dérive autoritaire est anéantie.
Pour prévenir ce « despotisme doux », Tocqueville promeut les corps intermédiaires. Il vise par-là les structures collectives qui se trouvent entre l’individu et l’État : associations diverses, journaux, religions, autorités locales, ONG, syndicats, mutualités, etc. Toutes les activités des corps intermédiaires constituent des remèdes à l’individualisme dépolitisant et impliquent les citoyens dans les questions publiques. Ces groupements servent aussi de contre-pouvoirs au gouvernement, au moyen notamment de manifestations et de grèves. À ce titre, les corps intermédiaires permettent l’émergence des citoyens sur la scène politique en dehors des séquences électorales, et rappellent au gouvernement qu’il ne dispose pas de toute la légitimité ni de tous les pouvoirs pour imposer ce qu’il désire. Ces groupements constituent donc des garanties démocratiques essentielles. En Belgique, les syndicats demeurent les plus puissants contre-pouvoirs dont les citoyens disposent pour porter leurs voix entre deux élections, et ils sont capables de mobiliser en masse pour obtenir des victoires. La Sécurité sociale, une des institutions les plus chéries par les Belges, n’aurait pas été bâtie sans les actions syndicales.
La philosophie de Tocqueville est confirmée par l’histoire. Les dictatures ont toujours pour priorité d’éliminer les corps intermédiaires afin d’anéantir les capacités de résistance. L’interdiction du syndicalisme et des grèves sont les symptômes des régimes dictatoriaux ou totalitaires. La protection des libertés syndicales est un élément central pour évaluer la vitalité d’un régime démocratique. Au XIXe siècle en Belgique par exemple, ces libertés n’existaient pas et le pays n’était pas démocratique puisque seuls 2% de la population votaient ; la liberté d’association n’a été logiquement reconnue qu’en 1921 après les premières élections au suffrage masculin égalitaire. De même, l’Union européenne a déjà interdit des grèves pour protéger des entreprises5, ce qui n’est que le reflet de la difficulté de l’UE à écouter les préoccupations citoyennes. Plus récemment, le gouvernement de Charles Michel a dénié les syndicats et la concertation sociale pendant cinq ans, c’est le signe d’un exécutif fédéral peu enclin à valoriser les corps intermédiaires et avide d’imposer ses vues aux citoyens sans les écouter.
S’engager dans son syndicat, c’est faire vivre la démocratie politique et économique. Il importe de le rappeler en cette période de recrudescence de l’extrême-droite et d’affaiblissement des forces progressistes. Cette année, les élections sociales feront vivre la démocratie économique par le vote pour les organes de concertation internes à l’entreprise, et la démocratie politique sera également touchée par le taux de participation et les résultats de ces élections. En définitive, prenez le temps de vous engager dans votre syndicat, vous faites vivre la démocratie.
François-Xavier Lievens
1 Discours de Gettysburg, 19 novembre 1863. 2 Tyrannie, pas dans le sens d’une dictature totalitaire, mais dans son sens étymologique qui désigne le « pouvoir arbitraire et absolu d'un souverain, d'une personne ou d'un groupe de personnes » (Le Robert). 3 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, C. Gosselin, 1835 et 1840. 4 Aujourd’hui, ces mêmes sphères publiques délaissées par les citoyens sont également envahies par le Marché, mais le problème demeure identique. 5 Dans les affaires Viking et Laval, la Cour de Justice de l’Union européenne a estimé que les travailleurs ne pouvaient pas faire grève pour s’opposer à la délocalisation de leur entreprise. Face à l’injustice, les travailleurs sont ainsi sommés de se taire.