Qui vole notre travail ? Immigration, dumping social et chômage
Mais ça fait plus de 4 décennies que le chômage plombe notre pays. Alors, à qui la faute ? Réponse en 4 hypothèses.
L’immigration ? Une fausse piste
Parmi tous les maux de la société dont on l’accuse, l’étranger serait notamment le voleur de travail par excellence. Il est vrai que le doute est facile, lorsqu’on connaît à la fois des chômeurs autochtones et des immigrés au travail… Mais qu’en est-il, en réalité ?
La plupart des études sur le sujet concluent que l’immigration a un effet négligeable sur l’emploi et les salaires. Tout d’abord, parce que les immigrés prennent surtout le travail délaissé par les autochtones, « à cause de la pénibilité, du statut social peu enviable ou des conditions salariales peu attrayantes de l’emploi. Les économistes parlent de complémentarité entre main-d’œuvre autochtone et main-d’œuvre immigrée. Les étrangers ne voleraient pas le travail des travailleurs locaux, bien au contraire, ils accompliraient le sale boulot que personne ne veut exercer et permettraient aux travailleurs autochtones d’accéder à des emplois mieux rémunérés et plus prestigieux. »1 C’est ainsi que les immigrés sont particulièrement présents dans les secteurs de l’horeca, la construction, les usines, le nettoyage, la santé…
Par ailleurs, l’immigration entraîne également des effets positifs sur le marché du travail. Notamment parce que ces personnes consomment : les dépenses qu’elles font pour se nourrir, se loger, se divertir, etc. stimulent l’économie locale. Et cette augmentation de la demande attire à son tour les investisseurs étrangers, qui y voient de nouveaux profits à faire.
L’immigration n’est donc pas une cause de chômage, ni d’abaissement des salaires d’ailleurs. En effet, notre système de négociation collective des salaires, empêche leur dévalorisation, même si une part des emplois est occupée par des étrangers.
En revanche, l’immigration a un effet négatif sur les conditions de travail. Dans les secteurs exposés à l’immigration, on remarque que le temps de travail augmente jusqu’à deux heures par semaine, sans compensation salariale. De même, les contrats précaires y sont beaucoup plus nombreux. Mais ce sont justement les travailleurs immigrés eux-mêmes, plus vulnérables face à l’employeur, qui en pâtissent…
Le dumping social ? Oui, et pourtant…
Régulièrement brandi comme une des causes du chômage en Europe, le dumping social désigne toute pratique visant à choisir, entre deux législations du travail, celle qui impose le moins de contraintes sociales ou économiques. C’est la célèbre figure du plombier polonais volant le travail des Français, utilisée par les opposants à la directive Bolkestein qui libéralise les services au sein de l’Union européenne. Le principe : les Européens peuvent travailler partout en Europe mais restent soumis à la législation de leur pays. Résultat : les travailleurs moins bien payés et moins protégés viennent concurrencer celles et ceux des pays où les salaires et la sécurité sociale sont meilleurs.
On peut dire que les craintes se sont confirmées depuis. En Belgique, on estime par exemple que le dumping social a détruit 17.000 emplois dans la construction en 3 ans, et 17% de l’emploi en transport routier. L’industrie textile est également très exposée au dumping et à la délocalisation. Dans le film à succès « Merci patron » de François Ruffin2, on entend un responsable de la marque Kenzo – dont les costumes se vendent environ 1.000 euros pièce – se réjouir de la situation en Grèce, où ils trouveront bientôt des gens prêts à travailler pour moins cher encore que dans les pays de l’Est.
Aujourd’hui, on constate en effet que la majorité des délocalisations se déroulent au sein de l’Union européenne. Le coût salarial n’est, de loin, pas le seul critère de choix pour une entreprise. La reprise des activités de Caterpillar Gosselies par le site de Grenoble en est un bel exemple.
Qui blâmer dans cette affaire ? Les travailleurs de l’Europe de l’Est ou du Sud, prêts à se brader pour décrocher un travail, si mal payé soit-il ? Evidemment que non. Tout comme la cause de cette situation est européenne, les solutions sont européennes. Intensifier les contrôles, sanctionner les abus, ne sont pas suffisants. Il faut mettre un terme à cette concurrence déloyale en harmonisant la législation sociale et le droit du travail, mais aussi la fiscalité, au sein de l’Union. Lorsque toutes les travailleuses et tous les travailleurs européens bénéficieront d’un salaire et d’une protection sociale corrects, les entreprises ne pourront plus faire leur shopping et les Etats mettre leurs travailleurs en soldes.
La rémunération du capital ? Oui, évidemment
Sans capital, pas de travail. L’abondance de capitaux est la condition sine qua non de l’élévation des salaires (…). Les intérêts du capital et ceux du travail sont harmoniques. » Ainsi s’exprimait le Comte de Smet de Naeyer, homme politique belge catholique du début du 20ème siècle… et toute la clique de libéraux qui l’ont suivi et le suivent encore aujourd’hui.
Les mesures politiques concrétisent le discours : combien coûtent les cadeaux fiscaux et les réductions de cotisations sociales à la collectivité ? Et quelle part de cet argent est réellement réinvestie dans l’économie réelle, le développement et la création d’emplois ? Personne ne le sait, exactement, et c’est bien ça le problème. Pour vous donner une idée, les intérêts notionnels, qui permettent aux entreprises d’exonérer une part de leur capital des impôts, coûtent chaque année 5 milliards d’euros. Combien d’emplois Arcelor Mittal ou Caterpillar ont-elles créés avec cet argent ? Aucun.
De manière générale, la part des salaires n’a cessé de baisser, et celles des actionnaires, d’augmenter. Si bien que les deux courbes se sont croisées, dans les années 80 : depuis, les dividendes versés aux actionnaires sont plus importants que les salaires. François Ruffin l’expliquait sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché », en avril 2016 : « En 1980, 40% des profits étaient reversés en dividendes, aujourd’hui on est à 85%. C’est-à-dire qu’il n’y a plus rien qui est laissé pour l’investissement dans les entreprises. Je ne parle même pas d’en donner aux salariés. Elles sont détruites par les actionnaires eux-mêmes ».
Les chiffres montrent aussi que depuis la crise financière et économique de 2008, les riches se sont enrichis, les pauvres, appauvris. D’après l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), l’écart entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi élevé depuis 30 ans au sein des pays développés. Actuellement, les 10% les plus riches de la population des 34 pays que compte l’Organisation gagnent 9,5 fois plus que les 10% les plus pauvres. Dans les années 80, ce ratio était encore de 7 pour 1. Alors, forcément, tout cet argent évaporé ne favorise pas la création – ni même le maintien ! – de l’emploi…
Notre productivité ? Oui, et c’est tant mieux !
Il faut aujourd’hui, pour fabriquer une voiture ou un bâtiment, pour rédiger un dossier ou envoyer une lettre, de 4 à 10 fois moins de temps qu’il y a 40 ans. C’est ce qu’on appelle la croissance de productivité. Les progrès techniques et technologiques sont tels qu’il faut effectivement de moins en moins de bras pour effectuer le même travail. Et c’est une bonne nouvelle ! Ou plutôt… ça devrait être une bonne nouvelle. Cette hausse de la productivité devrait logiquement nous libérer du travail.
Malheureusement, ce n’est pas le choix qui est fait aujourd’hui. Depuis les années 80, le temps de travail n’a plus diminué collectivement. Il s’impose, via le temps partiel pour les uns, et le chômage pour les autres, tandis que celles et ceux qui ont la chance d’avoir un temps plein s’épuisent au boulot… Un tableau bien éloigné de ce que l’économiste Keynes envisageait il y a un siècle : des journées de travail de quelques heures, où notre principale préoccupation serait d’occuper sainement notre temps libre.
Nous savons pourtant que la réduction collective du temps de travail est la solution la plus efficace et la moins coûteuse pour diminuer le chômage. Nous ne pouvons en effet pas miser éternellement sur une hausse de la croissance, de notre consommation et de nos productions ; notre environnement ne pourrait pas le supporter.
Il y a assez de travail pour tout le monde. Il suffit de mieux le répartir entre celles et ceux qui en ont trop, trop peu, ou pas du tout. De cette façon, tout le monde pourrait bénéficier des progrès de la productivité. Et s’épanouir dans ce qu’on appelle la sphère autonome : celle des loisirs, du bénévolat, de la culture, du partage… Voilà un beau projet de société, que la CNE vient de relancer (lire en page 15).
Julie Coumont
1 Damian Raess, Les étrangers volent-ils notre travail et 14 autres questions impertinentes, 2016. Livre que je vous conseille vivement pour faire des conversations de bistrots de vrais débats, en seulement quelques pages !
2 Encore un film que je vous conseille chaudement, si vous ne l’avez pas déjà vu !